if you wanna start a fight you better throw the first punch ✦ KENAN

C’est parti d’une odeur. Un désagréable relent de défonce humé au coin du lycée. Yoona, elle a eu besoin que d’une goulée de cet air saturé pour flairer l’embrouille. Ça pue. Pas qu’un peu. Et pour une fois, ce n’est pas elle.

C’est bien ça le problème.

Alors, Yoona profite de la pause déjeuner pour jouer les chiens renifleurs, remonter le flux d'arômes interdits. C'est sans surprise qu'elle atterrie derrière le gymnase, angle mort des surveillants régulièrement pris d'assaut par des élèves peu scrupuleux. Aujourd'hui ne fait pas exception. Y a John Lancaster avec sa ronde de potes, et un joint qu'ils se passent de main en main. Ils sont adorables à jouer les marginaux, ces gosses de bonnes familles, dans leurs beaux blousons aux couleurs de l'équipe de baseball. En s'approchant, Yoona peut presque entendre les clichés politiques à deux balles qu'ils doivent réciter pour se donner des airs rebelles. Le tableau pourrait la faire se marrer. Sauf que non. L'adolescente est même plutôt remontée. Ce pétard, elle sait pas d'où il sort, mais une chose est sûre, elle ne lui a pas vendu.

L'intruse ne tarde pas à faire tourner les têtes. Les regards s'attardent, de haut en bas, puis de bas en haut. Forcément. Yoona a le genre de dégaine qui ne manque jamais d'attiser la curiosité des plus privilégiés, un truc à la limite du voyeurisme. Elle est un voyage en terre inconnue à elle toute seule. Surtout aujourd'hui, avec sa petite jupe venue titiller la décence imposée par le code vestimentaire du lycée, et ses collants effilochés par l’usage.

C'est dans cet élégant accoutrement que Yoona se plante devant John, à la manière d'une épouse cocue prête à en découdre avec son mari infidèle. Une putain de trahison, voilà ce qu'il lui fait. « T'as chopé ça où ? » Qu'elle lâche sans plus de cérémonie, ses prunelles inquisitrices plongées dans celles de l'autre. Du bout du menton, elle pointe l'objet de l'adultère. Un ricanement accueil sa question : « Comme si t'avais besoin d'aide pour en trouver. » Ok, soit. Elle pince les lèvres, se plonge dans une fausse réflexion avant de lancer, mielleuse : « Et mon poing, bichette ? T'crois qu'il va avoir besoin d'aide pour trouver ta gueule ? » Oh, ça le fait tout de suite moins rire, Johnny. Tant mieux, parce que Yoona aussi, elle rigole plus. « Alors bouge toi Michel, je veux un nom. » La réponse ne se fait pas attendre. Y a trop de rumeurs de baston qui traînent à son sujet pour qu'une petite nature comme John prenne le risque de lui tenir tête trop longtemps, Yoona le sait. « Kenan Little. » Le nom ne lui est pas inconnu. Kenan Little… Oui, elle a déjà croisé cet énergumène à une soirée, elle en est certaine. « Trop aimable, merci. T'étouffe pas sur ton joint mal roulé surtout. » Une petite tapette sur la joue, et la voilà partie.



Quand la sonnerie sonne la fin des cours, il ne lui faut pas longtemps pour repérer le fameux Kenan, encore moins pour s'engager dans une filature. Pas qu'elle cherche à être discrète. Au contraire, son pas est lourd, chargé d'aigreur. Peu importe qu'on la remarque ou non, l'adolescente n'attend qu'une chose : être assez loin du lycée pour pouvoir faire ses affaires à l'abri des yeux indiscrets. Lorsqu'elle les estiment suffisamment isolés, elle beugle un « Hé ! Kenan ! » sans un bonjour, la gorge serrée de rage. Yoona n'a pas de temps à perdre en politesse.

Toute furie qu'elle est, l'adolescente se jette presque sur lui, le pousse de toutes ses forces. Brusque, violente, véritable volcan prêt à vomir la lave de sa colère. « T'es sérieux là, d'vendre de l'herbe aux sophomores, connard ? » Ses mains s'écrasent à nouveau sur son torse. À chaque pas en arrière, c'est Yoona qui s'avance un peu plus pour le repousser de plus belle, sans aucun respect pour son espace personnel qu'elle piétine allègrement. C'est de la provocation, pure et simple. Oh, ce qu'elle aimerait qu'il riposte, qu'elle s'offre une vraie raison de lui péter les dents. Histoire d'évacuer la hargne accumulée depuis ce midi.

En attendant, elle se contente de gueuler. « Mec, y a des règles putain ! » Ah bon, depuis quand ? Depuis maintenant. Les règles, c'est plus facile à manier lorsqu'on en est à l'origine. « C'est mon année, mon marché ! » Nouvelle bousculade. Elle se croit où au juste, à défendre son pauvre commerce comme une pute défend son trottoir ? Ce n'est qu'Hawkins ici, pas le Bronx. Qui vend quoi et à qui… Y a bien qu'elle pour se soucier de ce genre de conneries dans ce bled paumé. À la voir, on dirait que la gamine est sur le point d'ouvrir une guerre des gangs. Ici. À Hawkins putain. Quelle blague. Même aveuglée par l'amertume, Yoona est sensible aux accents comiques de la situation. Ça ne l'empêche pas de continuer.

Cette histoire ne la ferait pas autant chier s'ils étaient plus nombreux à fumer au lycée. Sauf que ce n'est pas le cas. Et Yoona, elle a pas vraiment envie d'en arriver à vendre son cul pour boucler ses fins de mois, y a déjà largement assez de ce gros taré d'Indianapolis, à qui il lui arrive d'envoyer une culotte ou deux contre de l'argent. Merci, mais non merci. La drogue, c'est plus clean.

Plus elle y songe, plus elle s'échauffe toute seule. Il lui en faut peu. Une étincelle suffit à l'embraser et quand la machine est lancée, difficile de l'arrêter. « T'respectes ça, ou j'te nique ta race, sérieux j'te jure que ça sera le plus gros fist de ta vie. » Après avoir craché ces quelques notes poétiques, enfin, elle se décide à reculer.

Parce qu'il a beau s'appeler Little, le mec est putain de grand. Le fixer dans les yeux, ça lui fait l'effet d'être au premier rang au cinéma. Du haut de son mètre cinquante-huit, Yoona fait pas la taille. Littéralement. Pas grave, ce qu'elle perd en centimètres, Yoona le gagne en audace. Faut pas avoir froid aux yeux, pour chercher autant la merde à un type qui pourrait limite se servir d'elle comme d'un accoudoir dans le plus grand des calmes. « Tu revends pour qui ? T'as un fournisseur ? Ou t'es à ton compte ? » Elle lui balance son interrogatoire au visage d'un ton sec, les prunelles remplies de fauves. « Me raconte pas d'la merde parce qu'j'peux te défoncer ET te dénoncer si j'veux. » C'est faux. Du bluff aux allures d'ultimatum. Elle est beaucoup de choses, Yoona, mais certainement pas une balance. Seulement ça, il n'est pas obligé de le savoir.

( Pando & chrysalis )

Yoona, elle ne fait pas dans la demi-mesure. Jamais. Et quand ses impulsions agressives s'en mêlent, impossible de l'arrêter. Elle tourbillonne, s'aventure toujours plus loin dans les abysses de sa colère, jusqu'à toucher le fond, jusqu'à l'explosion, incapable de gérer les tensions. Souvent, pourtant, elle essaie de se reprendre. Loin d'elle l'envie d'attirer l'attention sur son cas : un coup à finir chez le psy ou pire, dans les bureaux des services sociaux.

Mais, là, le Kenan, il fait rien pour l'aider. Bien au contraire. À peine ouvre-t-il la bouche que ça lui prend un effort surhumain pour ne pas le saisir par ses jolies boucles brunes et lui exploser la face contre un mur. T'as de la chance que le roquet porte pas de talons putain. Et quand elle voit son regard vagabonder sans gêne sur son corps, elle ne peut pas s'empêcher de lui secouer son plus long doigt devant les yeux. Si ça continue, elle va vraiment lui mettre dans le cul. Ça parle de respect et la seconde d'après ça lui mate les seins ? Dans d'autres circonstances, Yoona en rirait. Pire, elle rajouterait une couche. Pas maintenant, quand l'irritation lui brûle les veines. « Tu te fous d'ma gueule mec ?! » Oui. Clairement.

Oh, ce qu'elle aime pas ça, la gamine. Ça lui rappelle à quel point on la prend trop peu au sérieux dans la vie. Parce que c'est une fille, parce qu'elle est jeune, parce qu'elle est petite, parce qu'elle a pas un rond, parce qu'elle est vulgaire, parce qu'avec sa tête, elle passe pour une débarquée communiste, une foutue disciple de Li Xiannian ou de Kim Jong-il. Et elle en passe. Il y a toujours une excuse derrière les sourires en coin et les revers de main qui l'envoie balader, elle et ses idées. « Faut être relaxe sinon tu vas te niquer un nerf là. Et franchement se serait dommage tu es un joli petit lot. » C'est qu'il continue en plus. Ses traits figés dans une expression neutre, Yoona accueille la remarque sans ciller. « T'es sérieux là… Y a pas qu'un nerf qu'j'vais niquer si tu continues. » Lâche-t-elle en levant finalement les yeux au ciel, si haut qu'elle en aperçoit presque son cerveau.

Ça ne sert à rien. Yoona aurait dû s'en douter. À quoi est-ce qu'elle s'attendait ? À ce qu'il réponde à ses questions ? Qu'il recule face à ses menaces ? Non, franchement, elle en sait assez sur le personnage, elle aurait dû être plus avisée. Mais, aveuglée par la colère, elle en a oublié sa jugeote. Ce n'est pas la première fois, et ça ne sera pas la dernière. C'est désagréable, d'avoir emmagasiné toute cette énergie et de ne pas pouvoir la vider convenablement sur l'autre asperge. Yoona ne sait pas quoi en faire de cette négativité. « Me dis pas d'me calmer ! Je suis calme bordel de merde ! » qu'elle gueule presque. Côté crédibilité, on a déjà vu mieux. Pas grave, Yoona s'en fout, réalise à peine. « Et arrêtes avec tes conneries hippies, t'as cru qu'on était en 65 ou quoi ? » Elle sait pas ce qu'il prend, mais ça doit être de la bonne putain.

Yoona prend une seconde pour poser sa respiration avant de prendre à nouveau la parole, histoire de calmer le rythme orageux de son cœur et de ne pas confirmer le portrait de roquet hystérique que Kenan lui a dressé. « Moi aussi je serais "peace and love" si j'étais défoncée et que j'avais pas la putain de dalle. » Faut la voir quand elle plane. Le ventre plein et les sens engourdis par la drogue, Yoona se métamorphose, devient tout et rien à la fois : hippie, philosophe, politicienne, et on en passe. Mais là, elle n'est personne d'autre que la pire version d'elle-même, bouillonnante et emportée. « Car Jean-Pierre, figure-toi que c'est avec le fric que ces crétins de l'équipe de baseball me file qu'je m'achète mes repas du midi. » Résultat, elle a faim. Pas qu'elle cherche à se faire plaindre, du moins, pas trop. Seulement si elle peut assez titiller l'empathie d'autrui pour se faire offrir à manger… Yoona ne dit pas non. « Tu sais quoi, t'as qu'à m'payer des frites et un ice-tea, et j'arrête de t'faire chier. » Elle sait pas vraiment d'où sort cette idée. De son estomac à l'agonie, sans aucun doute. Et puis, Yoona est loin d'être une idiote, elle sait rebondir et tirer profit de la moindre situation. Puisque les provocations glissent sur Kenan comme de l'eau sur de la roche, autant aborder la chose autrement.

Et sans la moindre retenue, elle lui chope le joint de la bouche, le glisse entre ses lèvres insolentes pour en tirer une longue latte. Voilà, là, elle peut se calmer. Ou presque. Avec plusieurs centimètres de plus, Yoona lui aurait volontiers balancé sa fumée au visage. Elle doit se contenter de lui cracher ça sur le torse avant de lui rendre le pétard du bout de ses doigts au vernis écaillés. Avec un peu de chance, ça l'aidera un peu à redescendre. « J'arrête de t'faire chier, pour aujourd'hui, au moins. » Faut pas déconner non plus.

( Pando & chrysalis )