Shane - Et ça continue encore et encore

« Ma vie hein ? Vous savez, il n'y a rien de très intéressant à raconter. Jusqu'à peu, elle ressemblait à bon nombre de gars de mon âge. Enfin, ceux qui ont eu la chance de survivre à cet enfer. J'ai eu beau chercher, encore et encore, je n'ai jamais trouvé d'autre mots pour qualifier ce qu'on a vécu là-bas. La chaleur, la terreur permanente, les blessures, l'humidité et la fatigue … Peu importent les années qui sont passées, je n'ai jamais cessé d'y penser. Jamais cessé d'en rêver et de me réveiller en nage, régulièrement. Mais ça … Ça, nous y reviendront plus tard.

Je suis né à Glasgow, en Écosse mais ça, je ne m'en souviens pas. Ma mère est américaine et mon père était natif de là-bas. Je ne sais pas vraiment comment ils se sont rencontrés, ils n'ont jamais voulu me dire, probablement un truc un peu cochon. Dans tous les cas, un peu avant mon premier anniversaire, ils ont décidé de revenir dans la ville natale de ma mère : Hawkins. Un petit trou paumé dans l'Indiana, sans histoire, sans problème, sans … Rien, à vrai dire. Un coin rêvé pour y passer sa retraite, mais certainement pas son enfance, ou sa vie. Ça aurait pu être pire, c'est vrai, mais quand même … C'était dur, surtout lorsque mon paternel me parlait de là où il avait grandi, entre deux pintes de bière. Glasgow c'était avant tout une ville de football – ou de soccer comme vous dites par ici, mais, ce mot était une insulte pour mon cher père – séparé par la rivalité de deux clubs, les Ranger et les Celtics. Dans la forme, ce n'était que deux bêtes équipes, mais en creusant un peu plus, cela représentait deux idéologies assez poussées et opposées. Il y avait les protestant et les catholiques, ceux pour l'indépendance de l'Irlande du Nord et ceux pour la réunification. Car oui, outre le sport, il était aussi question de conviction profondes et, ça, mon vieux ça lui plaisait énormément d'en parler. Régulièrement il m'amenait regarder des matches de son club, le Celtic, dans des Pubs irlandais, avant d'ouvrir le sien, sa plus grande fierté je crois bien.

À dire vrai, je ne sais que peu de choses sur l'enfance de mon géniteur, mis à part que ça a été difficile et … Violent. Je me demande même s'il ne faisait pas parti d'un gang ou d'un truc comme ça. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, je n'aurais voulu, pour rien au monde, avoir un autre père que lui, malgré son alcoolisme. Il avait beau boire comme trois, jamais il n'a levé la main sur ma mère ou moi et, il ne nous en a même jamais menacé. Cependant, à traîner avec des irlandais un peu sanguins, les bagarres de tavernes ont souvent éclatés et … Vous savez, au cours de ma vie, j'en ai vu des cogneurs, surtout dans l'armée. Je peux vous dire que j'ai jamais vu personne frapper aussi fort que lui. Même alcoolisé, et par là j'entends vraiment je l'ai vu plusieurs fois étaler une poignée d'adversaires un peu vantards, ou qui avaient mal parlé de ma mère. Ce qui a toujours appuyé l'idée que je me faisais de lui dans un gang violent de Glasgow.

Après sa mort, j'ai d'ailleurs appris qu'il avait eu un passé de boxeur professionnel là-bas. Une carrière qu'il avait du stopper à cause de son alcoolisme prononcé. Sans doutes avait-il du faire des choses qu'il ne s'était jamais pardonné. Dans tous les cas, la boxe l'avait toujours passionné et, dès qu'il m'avait estimé en âge d'apprendre, il fut un très bon professeur pour moi. Hawkins avait beau être une petite ville tranquille, cela le rassurait de savoir que j'étais capable de me défendre et puis … Mine de rien, cela nous faisait passer un peu de temps ensemble avant l'ouverture de son établissement le soir. Bien sûr, au début, maman ne voulait pas trop, de peur que je me fasse mal mais au final, ces cours m'ont plutôt bien servi, ne serait-ce que pour le côté physique, qui a permis de me développer une hygiène de vie plus que correcte, mais aussi une musculature qui, dans ma jeunesse fit tourner les têtes de bien des filles. Encore jeune et con, je me suis laissé aller à la facilité avec celles qui me regardaient, les étoiles pleins les yeux, pour prendre sans vergogne leur fleur, puis recommencer, quelques fois, avant de passer à une autre, puis une autre. En aucun cas ce n'est une excuse mais, je suppose qu'à mon âge, tous les garçons raisonnent pareil. Les hormones parlent et on s’exécute. Je n'étais pas la star du collège, non, sans doutes étais-je un peu trop discret et que je ne faisais pas du football, ou du baseball, mais la boxe avait fini par me rapporter quelques groupies. Il y avait aussi le fait que j'aidais mes parents le soir au pub, qui me donnait un ... je ne sais pas quoi, auprès de quelques unes qui semblaient m'admirer pour cela.

Je ne vous mentirai pas, j'en ai profité, comme un idiot, ce qui semblait peiner ma mère, n'espérant qu'une chose pour moi : devenir quelqu'un de bon, droit et honnête. Il y avait autre chose qui la peinait : mes notes à l'école. Les cours, ça n'a jamais été mon truc, je ne pensais qu'à m'amuser avec mon cercle d'amis, à aller courir les jupons et boxer. Rien de plus. De toute façons, je ne savais pas vraiment quoi faire de ma vie, probablement finir dans le pub de mon paternel, sans grande conviction. Et puis, au final, ce fut une espèce de visite obligatoire de l'armée qui me fit changer d'avis. De grands discours, des mots mielleux sur la camaraderie, le devoir, le patriotisme et toutes ces conneries finirent par avoir raison de moi et de quelques camarades. Patriote, je ne l'ai jamais vraiment été vous savez, cependant, j'ai toujours été reconnaissant envers ce pays de nous avoir accepté mon paternel et moi, de lui permettre de travailler et moi d'aller à l'école même si … Ouais, l'école ça me plaisait pas plus que ça, j'avais tout de même conscience que c'était quelque chose d'important et de nécessaire, du moins dans les grandes lignes. Malgré tout, vous savez, il y a des cours qui m'intéressaient vraiment, comme l'Histoire ou les sciences, les seules matières où j'avais des notes à peu près correctes mais qui, malheureusement, ne rattrapaient pas le reste.

Ainsi, comme des cons, on s'engagea dans l'armée, sans vraiment se renseigner plus que ça sur la guerre du Vietnam. Là-bas, ils nous racontaient qu'on allait se battre contre des fermiers, qui n'étaient pas formés aux arts militaires. Dans un sens, ils avaient raisons. On a été formé, ils ont fait de nous des espèces de machine de guerre, prêt à tout. En théorie. Plus sportif et plus cogneur que la moyenne, j'ai eu droit à un entraînement un peu plus poussé et, avant même de partir j'étais exténué. De ma faible expérience je pensais que j'avais vécu l'enfer mais ça, ça c'était avant d'aller là-bas. Je n'avais pas les mots et, je ne les aurais sans doutes jamais. Après ça, je me suis dit que rien, absolument rien de ce monde ne serait capable de me faire peur. Ces … Paysans semblaient immortels. Ils arrivaient de partout, tout le temps, surgissant d'absolument n'importe quel coin de ce foutu pays. Petit à petit j'ai vu mes frères d'armes tomber tout autour de moi et j'ai vu ma raison s'envoler à son tour. C'était comme si … Si je n'étais plus vraiment là. C'est probablement ça qui m'a fait survivre toutes ces années là-bas. Neuf ans. J'ai fait neuf ans dans cet enfer. Certes, j'ai fait quelques passages à l'infirmerie mais, ils m'y ont toujours renvoyé. Que j'ai été con d'accepter d'aller dans ce foutoir. C'était pas notre guerre et puis, bordel, qu'est-ce qu'on a eu l'idée d'aller foutre notre nez là-bas ?

Quand on a appris, en 73, que les Etats-Unis retiraient leur troupe nous étions tous … Soulagés. Sur le moment, on en avait pas grand chose à foutre qu'on avait perdu. Tout ce qui nous importait c'est qu'on allait rentrer chez nous, vivant. Alors, après ça, on nous a fait chier, encore, entre les journalistes, les réunions, les remises de médailles et toutes ces conneries. On nous prenait pour des héros. Des héros de quoi ? On a rien gagné, on s'est chié dessus, littéralement, une bonne vingtaine de fois et, si on est revenu, c'est uniquement grâce à la chance, ni plus ni moins. Si le copain d'à côté à reçu une balle dans le front à notre place, c'est parce qu'un arbre gâchait la vue du tireur, la chance, c'est tout. Les héros, c'est eux, ceux qui sont restés là-bas, à pourrir dans la boue et la merde, pas nous.

Moi, tout ce que je voulais en rentrant, c'était dormir, encore et encore. Rattraper ses années de sommeil qui me manquaient. Malheureusement, même ça, ça m'avait été refusé. Dès que je fermais les yeux, je retournais là-bas. Les odeurs, les bruits, cette chaleur étouffante et cette forêt qui semblait infinie. C'est à ce moment-là que j'ai vraiment compris la dépendance de mon père à la boisson, quand je m'y suis plongé à mon tour pour m'aider à dormir. Je sais, ce n'est pas glorieux, mais à l'époque j'ai essayé tout un tas de trucs et, ça a été le seul moyen de fermer l’œil, de me mettre une mine, tout simplement.

Je serais incapable de vous dire combien de temps il m'a fallu pour me remettre un tantinet d’aplomb, des années sans nul doutes. Entre-temps, mon père eut le temps de mourir et ma mère se retrouva à la tête de l'affaire et, j'avais commencé à l'aider, dans un état second. Toujours en panique au moindre bruit, même lorsque l'alcool frappait fort. J'avais beau avoir retrouvé mes esprits, je me promenais toujours avec une arme sur moi et en cachait un peu de partout, au cas où. Je … Je savais bien que j'étais rentré chez moi mais … Malgré tout, j'étais incapable de me sentir en sécurité sans ça, ce qui chagrinait terriblement ma mère.

Dans tout ce bordel, je finis par faire une rencontre, Déborah. Une divine rousse au cœur en or. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle avait pu trouver à l'épave que j'étais à l'époque mais, elle a voulu apprendre à me connaître. Elle m'a fait sortir des ténèbres dans lesquels je traînais, m'a redonné espoir dans la vie et on a fini par sortir ensemble, puis même se marier. J'étais heureux, vraiment. Malgré mes terreurs nocturnes, malgré cette impression d'insécurité, quand j'étais avec elle j'étais … Vraiment bien. Et puis … Il y eut ce jour, en 83. On attendait un gosse, je ne pensais pas pouvoir être plus heureux encore mas, ça n'a pas duré longtemps. C'était le week-end et on avait pris le temps d'aller promener en forêt. Promenade qui avait duré plus longtemps que prévu, jusqu'à ce que la nuit tombe. On s'approchai de notre voiture quand un rugissement étrange se fit entendre. Au début, je pensais à une hallucination, comme à mon habitude mais … Déborah l'avait entendu aussi et quelque chose lui sauta dessus, la tuant sur le coup. J'étais figé, terrorisé, avant de dégainer mon flingue et lui tirer quelques coups dessus, sans succès. Quelque chose me frappa, sans vraiment savoir ce que c'était, ni même ce qu'était cette … Cette chose. Ça m'envoya au loin, m'écraser contre ma voiture, je m'étais pété des cotes mais, sur le moment, une seule chose comptait : bousiller cette merde. J'ai récupéré ce que j'avais dans mon coffre, fusil à pompe et grenades et j'ai suivi cette saloperie, jusque dans le tronc d'un arbre. Sur le moment j'ai pas réfléchi mas … De l'autre côté tout semblait si … Différent. Noir et organique. Je sauris pas expliquer mais cet endroit … Cet endroit était encore plus effrayant que la forêt du Vietnam. C'est là que j'ai vu cette chose, avec une bouche ...étrange, de nombreuses ouvertures et une chiée de dents, en train de dévorer ma chère et tendre, mai aussi notre bébé. Je lui tirait dessus, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle se jette sur moi. Ma seule réaction fut de lui glisser une grenade dans la gueule, me faisant déchirer le bras, avant de lui tirer un grand coup dans le bide pour la propulser au loin et que l'explosion ne la bousille. Enfin, je crois. Je sais pas.

La fumée, l'obscurité, le silence … Tout ce qui m'importait c'était de récupérer ma femme et me casser de cet endroit horrible. Je suis allé à l’hôpital, on m'a soigné et on a ausculté ma femme. Une bête sauvage qu'ils disaient, mon cul ouais. Je pensais être devenu fou, comme s'il n'y avait que moi qui avait vu cette chose, tout ça … Tout ça avant qu'une année ne se passe. Une chose qui y ressemblait fortement, mais plus avec une forme de chien. J'ai eu beau lui tirer plusieurs chargeurs dessus, la chose continuait de bouger, immortelle. Qu'est-ce que c'était ? J'ai vu ma mort arriver avant que … C'était comme si … Comme si son attention avait été captée par quelque chose, ailleurs, plus loin, avant de s'enfuir à toute jambe, sans que je ne puisse comprendre ce qu'il s'était passé. Depuis, je sais que j'ai raison mais … À qui en parler ? Comment ? Ma femme me manque terriblement et … Tout le bien qu'elle avait pu amener dans ma vie semble disparaître petit à petit et … Je pense redevenir fou, je ne dors plus et j'entends encore des bruits, encore et toujours. Fort heureusement, le travail au pub m'occupe l'esprit et ça me permet de me murger allègrement mais … Pour combien de temps ? Combien de ces choses existent ? Comment les tuer ? D'où viennent-elles ? Quel était cet endroit ? Que de questions, sans réponses. Suis-je le seul à les avoir vu ? Hmpf … Je sais, je le vois à votre regard, vous me prenez pour un fou, comme tout le monde. »