(YOONA) Coma idyllique

AVRIL 1977
Une poche de M&M's, trois bars de Reese's, un distributeur PEZ Minnie Mouse et un paquet de chewing-gum. Du bout des yeux, Yoona suit les articles tandis qu'ils passent sous le scanner impitoyable de la caissière. À chaque bip, c'est le prix qui augmente en même temps que les battements de son cœur. Le verdict tombe à $4.92. Le spectacle commence. La petite fille retourne les poches de sa robe en jean délavé : la ferraille tombe sur le comptoir dans un tumulte métallique, cascade de cents où viennent se mêler quelques dollars ainsi qu'une barrette. Et là, elle compte, à voix haute, pièce par pièce, lentement, soigneusement. Le secret, c'est de faire durer. Alors, elle bafouille et recommence. Un, deux, trois, quatre, cinq, plus cinq ça fait dix, douze et cinq, dix-sept… L'impatience grimpe en flèche autour d'elle, Yoona le sent. Elle ne se presse pas pour autant, malgré les clients qui s'entassent dans son dos, malgré le malaise de la caissière.

Elle ne la connaît pas. Sûrement une nouvelle : la pauvre innocente n'a même pas bronché quand elle l'a vu rentrer. D'habitude, que ça soit elle ou ses frères, on les fout à la porte.

Enfin, elle annonce : « $1.16 !  » La gamine n'est pas peu fière de scander sa fortune à haute voix. Pourtant elle ne paie pas de mine avec sa dégaine de débraillée. Même si elle veut s'en donner les airs à coups de grands sourires, Yoona c'est pas une gentille jolie petite fille, avec ses couettes qui s'alignent sur un axe douteux, ses chaussures de garçon et ses chaussettes dépareillées. Y a des égratignures pleins ses genoux et des rêves creux pleins ses yeux. Du haut de ses neuf ans, c'est une enfant qui n'a pas le temps. Aucune trace de naïveté chez elle. Mais ça, c'est quelque chose que les adultes ne veulent pas voir. Pour les gens, un enfant, c'est forcément innocent. « … Il te manque $3.76. » déclare doucement la caissière. « Avec tes sous, tu peux prendre une bar Reese's si tu veux, mais il va falloir reposer le reste. » Yoona n'est pas idiote, elle sait mieux que quiconque ce qu'elle ne peut pas s'offrir. Ça ne l'empêche pas de jouer l'enfant au cœur brisé. Sa plus belle moue triste sur le visage, elle se dresse sur la pointe des pieds pour récupérer ses articles. Doucement, non sans jeter une œillade larmoyante à la vieille dame derrière elle. Allez, s'il te-plaît, fais pas ta crevarde mamie. « Oh, laissez donc, faites passer mes achats avec, je lui offre. » C'est pas trop tôt. « C'est vrai ? Oh, merci Madame ! Merci beaucoup ! » Un peu plus et son plan foirait.

Dehors, elle trottine quelques mètres avant de secouer le sac de la victoire au-dessus de sa tête. Aussitôt, deux garçons apparaissent de derrière une voiture. Ses frères, Minho et Yesung, de trois et deux ans ses ainés. Ils accourent et accueillent les trésors sucrés dans des exclamations enjouées. La main du plus vieux se perd entre ses couettes tandis qu'il récupère les victuailles : « T'as géré Yoona ! » Et elle sourit, comme toujours, quand il la félicite, sourde aux jérémiades de Yesung. « Donne, donne, j'ai trop faim putain ! » Qu'il beugle avant de se faire interrompre par Minho. « Non, on les ouvrira à la maison, avec Jiyoung et Junsu. » Ses petits-frère. Y a aussi un autre bébé dans le ventre de sa mère. Yoona espère que ça sera une fille cette fois. Les garçons, c'est trop cons. Sauf Minho. Lui, c'est le plus fort et le plus intelligent, contrairement à ce débile de Yesung. « Mais ils avaient qu'à être là s'ils en voulaient ! Ils servent à rien de toute façon ! » « Comme toi quoi.  » Yoona ricane et ça lui vaut une gifle au visage. Yesung et Yoona, quand ils s'y mettent, ça prend des allures de mini guerre mondiale. Une gifle pour une moquerie. Un coup de pied pour une gifle. Un poing pour un poing. Le tous dans un refrain d'insulte bien trop mature pour leur âge. Quand Minho les sépare, Yoona a le nez en sang et Yesung, une marque de dents bien ancrée sur l’avant-bras.

Sur le chemin du retour, dans son dos, la cadette lui montre son plus long doigt. Là, elle s’estime gagnante.




SEPTEMBRE 1982
Elle rentrait d'on-ne-sait-où, Yoona, quand elle a vu le mémo sur la table de la cuisine, éclat jaune parmi le bordel des assiettes sales.

Le semblant de lettre entre les mains, direct, elle a filé.

S'il y a une chose que Yoona sait faire, c'est courir. Normal, elle a toujours quelque chose à fuir. Ses parents. Yesung. Les surveillants. La police. Des mecs du collège qu'elle a tellement fait chier que maintenant, ils veulent lui péter la gueule. Les renards, aussi. Oh, le nombre d'embrouilles qu'elle a eu avec ces putains de renards, personne la croirait.

Sous ses chaussures, l'asphalte se déroule à toute allure. Elle a jamais couru aussi vite, Yoona, pourtant il n'y a personne sur ses talons ce soir. Elle est seule, vision parmi les ombres nocturnes. Yoona, treize ans, qui en parait onze, mais qui se comportent comme si elle en avait dix-huit. Forcément, c'est pas simple de vivre sa jeunesse lorsque la vie vous fait sans cesse trébucher vers l'avant ; Et il est des choses qui vous font vieillir plus vite encore que les années déchaînées : six frères et sœurs, deux parents transparents, un oncle parasite, un frigo vide et les services sociaux. Entre autres.

Soudain, un lampadaire, le début de la civilisation, comme elle aime à le penser. L'éclairage public ne vient pas jusqu'à chez elle, à croire que même Hawkins l'a abandonné. Ce n'est pas grave, Yoona le lui rend bien. Elle écrase la rue de ces pieds rageux comme pour se venger de cette ville merdique, trou perdu égoïste qui prend tout sans jamais rendre. Y a rien ici, ci ce n'est l'ennui. Le monde est ailleurs, dehors, c'est ce que Minho a toujours dit. Seulement, la gamine était loin de se douter qu'il cède un jour aux appels de l'extérieur. Ou plutôt, elle refusait d'y songer.

Elle arrive enfin à l'arrêt de bus, et c'est désert. Yoona se jette sur les horaires qu'elle détaille d'un regard fou : c'est à peine si elle s'entend lire, avec son cœur qui lui tambourine dans la poitrine et entre les tempes. Mais même avec ce tintamarre, elle comprend très vite qu'il est trop tard. Il est parti.

Elle reste un moment-là, à regarder les bus défiler avec les heures, à attendre un retour, celui d'un grand-frère chargé de remords venu récupérer la gosse qu'il a oubliée sur le trottoir. Ce qu'elle guette, c'est un miracle, le genre de connerie qu'on ne voit que dans les films, Yoona le sait, pourtant, elle ne bouge pas.

Cette claque-là est plus lente que les autres. Quand ça lui explose enfin à la figure, elle est trop choquée pour pleurer. La tristesse, l’incompréhension, la colère, la rancœur, ça viendra plus tard, lorsqu’elle rentrera avec le message de Minho et que ça gueulera et chialera en plus finir : les plus petits, parce qu’il y aura plus personne pour les faire bouffer ; les plus vieux, parce qu’il y aura plus personne pour les guider. Leur aîné, c’était la charpente de toute la maisonnée. L’unique pilier de sa vie.

Et maintenant ? Et demain ? Elle sait pas. L'incertitude de l'avenir c'est certainement ce qui lui fait le plus peur.

Un vent frais lui glisse sur la peau. Faute de manteau elle frisonne, se frictionne les bras un moment. Le lampadaire à beau lui cracher toute sa lumière jaunâtre dessus, Hawkins ne lui a jamais semblé aussi vide et froid.




NOVEMBRE 1983
Namil braille. Au salon, Junsu fait encore chier Jiyoung. Alors ça râle, ça crie. Dans sa chambre, la petite Yerin augmente un peu plus le son de la radio et Africa se met à gueuler entre les murs. Un joyeux concert. Ce bordel du quotidien, ça fait longtemps que Yoona ne l'entend plus. Sa mère non plus d'ailleurs, trop occupée à comater dans son lit. L'adolescente détaille un instant la scène trop familière, ancien tableau figé dans la poussière et les années. Elle dépose doucement un verre d'eau sur la table de chevet, juste à côté des ordonnances et des boites de médicaments vidés, avant de s'éclipser. Ça ira mieux la semaine prochaine, quand elle pourra renouveler sa prescription d'anti-douleur. En attendant, elle fait comme tout le monde. Elle patiente.

Un étrange silence plane sur la maison lorsqu'elle sort de la chambre. Les petits se sont tirés, y a plus que Jiyoung qui tente de se faire oublier en faisant mine de ranger la cuisine. L'espace d'un instant, Yoona craint de voir son oncle planté au milieu du salon, mais non, ce n'est que ce trou du cul de Yesung. La gamine l'ignore, récupère son sac qu'elle balance négligemment sur son épaule. On l'attend ailleurs, elle a un devoir de littérature à livrer.

Yoona sait s'évaporer quand personne ne regarde. Ça a toujours été simple, une routine. Pas aujourd'hui. À peine ses doigts eurent-ils effleuré la poignée de la porte qu'une prise se referme sur son bras pour le lui tordre. L'espace d'un instant, Yoona ne comprend pas. Et puis, elle se heurte à la figure de son frère. L'alcool transpire déjà de tous ses pores. « Tu vas où ? » Elle n'a jamais pu lire ce visage fermé, ne reconnaît que l'éclat fou qui brille au fond de ses yeux sombres quand il fait pleuvoir coups et insultes enragées sur son corps. Ce même éclat qu'elle a déjà trop vu chez son oncle tandis que, à son tour, il se défoulait sur eux. Ce connard. Pour le faire crever plus vite, Yoona serait prête à lui payer elle-même son alcool. Le vieux profiteur fait moins le malin maintenant que Yesung le dépasse et fait sa loi. Mais Yoona, elle, est encore obligée de lever la tête pour planter ses yeux haineux dans ceux de son ainé. « Lâche-moi ! » qu'elle hurle sans oser se débattre, des fauves dans le regard. Enfant, on lui a déjà cassé le bras comme ça. « J't'ai posé une question ! » Les voix s'envolent déjà vers les extrêmes de la colère. Il n'y a pas de juste-milieu entre eux. C'est le début d'un ballet dangereux. « J'sais pas, prendre l'air, lâche-moi putain ! » Elle lui ment, il en a conscience, et elle le sait. Oh, elle sait très bien pourquoi Yesung met autant le nez dans ses affaires. Son ainé crève d'envie de savoir où elle planque le fruit de son travail, un argent dont il ne verra jamais la couleur, Yoona s'en fait la promesse. Elle ne sait pas ce qu'il s'imagine, sûrement une fortune qu'elle n'a pas. Ses précieuses économies se limitent à quelques billets qu'elle finit toujours par dépenser pour ses cadets et divers créanciers.

D'un geste violent, Yesung la fait valser contre un meuble, tente de lui arracher son sac, mais Yoona s'y accroche farouchement. « C'est qui le chien qui va te payer pour tes services de p*te cette fois ? » Oh, elle est clairement en position de faiblesse, claquée contre la commode, pourtant ça l'empêche de la ramener : « Michael Jackson, connard. » Les lèvres affichent d'un sourire insolent. « J'suis une p*te VIP, qu'est-ce qu'tu veux qu'j'te dise. Soit pas jaloux, toi aussi, tu trouveras ta clientèle un j-. » Un coup tombe et Yoona voit flou. Il continue de l'accabler d'insulte qu'elle n'écoute pas, puis, il l'a lâche. Apparemment, il n'est pas d'humeur à la défoncer ce soir. Cool, elle aussi, elle a la flemme.

Elle préfère fuir. Les rues désertes l'accueillent, elle et son arcade défoncée. Pas grave, elle a d'autre soucies en tête. C'est pas sérieux de trainer seul en ces temps louche. Y a eu une disparition pas loin, un gamin de la classe de Jiyoung. Légèrement flippant. Mais pour quelques dollars, Yoona est prête à tenter le destin. Après tout, les monstres qui traînent dehors ne peuvent pas être bien pire que ceux de son quotidien. Pas vrai ?




AOÛT 1984
Courir, les pieds nus sur la terre, la lune dans les cheveux et des étoiles insouciantes dans le fond des yeux. Un tableau aux accents de liberté. Folle jeunesse. Yoona se sent pousser des ailes, insensible à la douleur que sa course laisse sur sa voute plantaire déjà noir de crasse. Il y a ses dents, aussi, qu'elle ne sent plus. Et sa main, glissée dans celle de son pote du jour, un type du lycée qu'elle connaît à peine. Les corps, comme les esprits, sont déjà envenimés par l'alcool et la défonce. Des bonnes barres de rire. Très vite, elle se laisse guider : ses pensées flottent dans un brouillard trop épais, les bois familiers défilent sans qu'elle ne puisse les reconnaître. Et puis, la fin. Son camarade s'arrête, Yoona l'imite, la poitrine au bord de l'explosion. Un rapide coup d'œil sur ses pieds dénudés, et la voilà au bord du fou rire. Sous le prisme de la boisson, la scène lui apparaît sous un jour particulièrement comique. Elle a pas l'air conne, pieds nus. Non, vraiment, c'est trop drôle. Les chaussures ont disparu depuis un moment déjà, balancé dans le domaine abandonné du laboratoire pour $5. Yoona s'en fout, elle les a volées en solde et un pari, ça ne se refuse pas.

Il lui faut une minute, avant de réaliser où ce petit jeu l'a guidé, latence d'un esprit noyé dans un bonheur artificiel. Quand elle se découvre dans la décharge, elle ne peut pas s'empêcher de pouffer. « T'es sérieux là ? T'as rien trouvé de mieux ? Tu m'as fait quitter la fête et le feu de camp pour m'amener à la putain de décharge ?! » Si elle avait eu envie de voir une poubelle, elle serait rentrée chez elle, merci bien. « Hé ça va ! C'est toi qui es partie la première ! » Pour rire, elle le pousse du coude. Il fait mine de tomber et ça l'a fait bien marrer. « Ouais, pour aller pisser, gros taré ! C'est toi qui as commencé à me suivre. » Elle ricane encore, tout enivrée d'artifices. « En parlant de ça, tu serais bien aimable de dégager deux minutes avant que je me fasse dessus. » Sans plus de cérémonie, Yoona disparaît derrière une carcasse de voiture, devenue porte de toilette improvisée. « Fais gaffe à pas te faire surprendre par un renard. » Évidemment, Yoona glousse. C'est plus fort qu'elle. Le pire, c'est que ça lui est déjà arrivé. « Ta gueule, tu me déconcentres. » « Parce que t'as besoin de viser ? » « T'es trop con putain ! » Et elle rit de plus belle. Elle l'aime bien, ce débile. Avec ses yeux sombres et ses boucles brunes, elle se laisserait volontiers embrasser si l'envie lui prenait. Yoona ne sait pas qui de l'alcool, la drogue ou la raison lui insuffle ce genre de pensée, mais cela lui importe peu. C'est dans ces moments-là qu'elle s'oublie le mieux, qu'elle se sent bien. Elle court après ces instants fugaces. Encore et toujours.